J’ai grandi au milieu des femmes de Serge Lutens, légèrement inquiétantes ces figures pâles incarnaient une autre féminité. A l’étroit entre la crinière de Cindy Crawford et les femmes de Peter Lindbergh pour Comme des Garçons, les icônes dramatiques des publicités Shiseido détonnaient.
Plus tard lors de l’ouverture de la boutique du Palais Royal, je conservais religieusement les cartes de concrète de parfums aux noms énigmatiques envoyées pour nous tenter.
Le 18 novembre dans une galerie parisienne, j’ai rencontré Serge Lutens, une conversation tout en digressions sur son double, l’importance de la foi et de trouver son marbre.
Que signifie pour vous l’idée de Transformation ?
Transformation c’est à dire le passage à l’autre, je suis double. Le double par choix d’enfant, le choix est fait avant 7 ans. Le choix était féminin. Si je ne peux pas faire apparaître ce double d’une façon ou d’une autre, je crève. Point.
Pourquoi le maquillage ?
Le maquillage est mon dédoublement. Ce n’est pas un type physique que je cherche, une réalité humaine qui doit me représenter.
Je me vois par choix et par goût dans beaucoup de choses mais plus dans l’élément féminin que dans l’élément masculin.
C’est quelque chose que je ne veux plus faire aujourd’hui je me consacre à l’écriture.
Comment se passaient les photos ?
Quand le modèle arrivait au studio, c’était le modèle que j’avais choisi pour ses caractéristiques de traits, de forme. Un choix qui s’accorde à travers ce qui est pour moi la beauté, ce qui ne se définit pas mais vous séduit.
Ce n’est pas elle d’ailleurs c’est moi. Je passe de l’autre côté. Et le maquillage est l’accession vers l’autre côté, le pas vers l’autre mais vers l’autre moi.
La première chose que j’ai toujours faite, c’est le passage au blanc. Le blanc a 2 sens : effacer pour s’écrire, l’effacer en la gardant pour m’écrire. Ecrire cette idée de femme, mon autre moi.
Cela a scandalisé en 1968 pour Christian Dior. Ces femmes très blanches ont choqué, les parfumeries n’en voulaient pas.
J’aime cette phrase de Michel-Ange sur son travail que je peux moi-même prendre autrement «Quand aurais-je fini avec ce marbre qui m’empêche de finir ma sculpture » Quand aurais-je fini avec cette femme qui m’empêche de me rejoindre. C’est se rejoindre et c’est ca l’idée de la beauté. Comment passer de l’autre côté ?
Quel est votre marbre a vous ? Il faut accéder à l’autre côté, le nous idéal, le nous rêvé. On est transparent peut-être, on cherche à se matérialiser dans quelque chose.
J’ai lu que vous saviez faire les choses uniquement quand vous aviez envie de les faire ?
Je suis totalement autodidacte. C’est la nécessité qui me faisait faire. Ce vouloir faire est si fort, tellement important, je savais et j’apprenais. Ces étiquettes « Le plus grand maquilleur du monde » cela n’a pas de sens. La vie vous met sur des rails, vous n’y échapperez pas. Appelez ça le destin. Même si on n’y croit pas, c’est quand même ca.
Vos relations avec l’Industrie de la beauté ?
Il y avait une telle foi en moi. Dans tous les sens je passais de l’autre côté.
Je suis un homme de foi, j’y crois donc ça passe. Une force de conviction, c’est religieux. Travailler pour Dior, pour Shiseido, c’est toujours moi je ne sais pas faire autrement.
Et votre collaboration avec Dior ?
Dior avait juste des vernis à ongles, des rouges à lèvres. C’était très célèbre, une qualité qui tenait bien. Dior voulait lancer son maquillage et j’ai bouleversé ça par les couleurs. Tout le monde me regardait bizarrement mais il y avait aussi des soutiens. Vous êtes compris, des gens qui croient en eux à travers ce que vous faites.
Et les industriels ne voient qu’une chose, c’est la réussite.
En 1968 nous lançons le maquillage Dior juste avant les évènements de mai.
Des jaunes, des rouges pour les yeux, des couleurs invraisemblables, mis sur des femmes toutes blanches. Cela a eu un succès fou.
Cette révolte a pris cette forme-là: le maquillage. Dans les boitiers d’ombres, il y avait 3 couleurs : une seule était usée, les 2 autres ne servaient pas. Mais c’étaient les 2 autres qui faisaient vendre celle du centre, tout un jeu de contraste, de couleur et d’audace. C’était la syntaxe encore une fois, la façon de les mettre, de les faire parler. Le succès fut tellement considérable que le marque de maquillage de Dior est aujourd’hui toujours porté par ce que j’ai fait.
Comment imaginiez-vous ces couleurs ?
Je n’avais jamais fait de couleurs de ma vie. Monsieur René Bourdon, mon contact chez Dior, m’a dit ce n’est pas difficile. On va vous donner des raviers, des pâtes et vous faites les couleurs comme vous les aimez. J’ai mélangé. Je ne pouvais pas aller au Laboratoire, le mot me faisait peur, je vais me trouver avec des scientifiques qui vont me dire ce n’est pas comme ci ou comme ça. Je voyais le cauchemar arrivé.
J’ai créé les couleurs dans ma cuisine pendant 13 ans.
Il n’y a rien à apprendre. Savoir ce que vous aimez, essayez ce que ça donne.
J’ai inventé des couleurs transparentes pour les lèvres, cela ne se faisait pas du tout. Chez Dior tout le monde a été choqué, ces couleurs sont restées des tests au labo. Puis Estée Lauder lance les brillants transparents comme mes tests et je suis devenu un génie. C’est comme ça que je suis devenu un génie (rires) j’aurais aimé les avoir avant sur le marché mais même si elles étaient déjà prêtes elles ne sont sorties qu’après.
Et vous êtes devenu « le plus grand maquilleur du monde » ?
Tout a été changé à partir de ce succès, j’ai démobilisé la couleur qui était immobilisée. La couleur a quitté les paupières. La couleur était libre. Elle avait un sens libérateur.
Diana Vreeland disait de Vogue, c’est la réalité d’un mythe c’est à dire la mode et moi j’étais la réalité de la beauté, c’est à dire l’impossible. Le maquillage est devenu une espèce d’âme. Plus seulement un outil pour s’allonger les yeux, il a pris une noblesse.
Comment avez-vous appris ?
Ces maquillages très blancs je les avais commencé sur mes amies. Je les mimais à moi-même. Très blanches, les yeux ombrés, les lèvres poudrées, les cheveux raides.
Je ressentais ces choses, c’est très fort, c’est léger.
Mes premières images datent de 1967 et j’apprends seul parce qu’il y a nécessité. Il n’y a pas d’école, c’est l’école de la foi. Ce sont des métiers mais pour moi ce n’était pas ça.
On y croit ou pas.
La première opération n’était pas de servir le maquillage, je m’en foutais. Idem pour la photographie. L’outil s’invente. Il n’est jamais pareil. La violence que vous avez, vous allez la transposer. Les états vagues, vous allez les transposez.
Ce n’est pas le maquillage, comme le parfum je m’en fous mais c’est ce qui doit être dit et montré.
Vos images Shiseido ont marqué une génération ?
J’ai 72 ans et ces images ont marqué l’inconscient collectif de deux ou trois générations.
C’est fou parce que ce ne sont pas simplement des images qui sont intervenues sur la consommation bien qu’elles l’aient fait. Sinon je ne serais pas là. Un grand nombre de mes films au Japon ont marqué les jeunes filles.
Créer c’est rentrer dans la religion, ce qui relie, ce qui rejoint. Ce qu’on appelle un créateur est quelqu’un qui, par sa sensibilité, par quelque chose de blessé, de difficile, accède à un langage plus universel. Il devance mais il n’est pas complètement dehors.
Mais cette avance est catégorique, vous ne pouvez pas imaginer comme on m’a regardé quand je suis arrivé dans ce machin.
Comment était l’univers de la Beauté quand vous avez commencé ?
Une fille photographiée avant après qui était toujours mieux avant. On vous expliquait qu’avec une mâchoire comme ça, il fallait du blush marron ici. Une géométrie à l’envers.
Les textes des journaux étaient ridicules : « Faites une surprise à votre mari ». Pour être surpris, il devait être surpris. Des règles qui pouvaient être belles sur Lisa Fonssagrives , sublimes sur des filles sublimes. Remettre cet exercice dans la vie, c’était absurde, cela n’avait pas de sens. Cela bloquait les gens dans une image. Aujourd’hui cela recommence et en fait on vous explique sans mot que vous êtes affreuse.
Les icônes nouvelles sont des prisons pour soi-même, cela ne libère pas au contraire ce sont des entraves, des chaînes. Les hommes conditionnent beaucoup l’idée de la beauté, ils en font une chose prude ou qui les stimule eux-mêmes. C’est aussi une recette de beauté, les hommes qui vivent avec les femmes et qui leur enlèvent des complexes.
Quand vous faites Mines de Rien ? Cela traduit encore votre envie de faire du maquillage ?
Cet arrêt du maquillage est ma réaction face à ce qui se passait dans les magasins : les wagons des testeurs, les tonnes de rouges à lèvres, de fond de teint.
J’ai adapté la beauté à comment je la ressentais personnellement c’est à dire un minimum. J’appelais ça le nécessaire de beauté, une politesse.
Ce n’est plus quelque chose qu’on vous propose, qui s’adresse à vous mais à des milliers de femmes qui doivent trouver leur bonheur.
Lorsque je passe dans les magasins au Maroc, je vais dans les parfumeries. A qui cela s’adresse ? Le maquillage n’a plus sa fonction, ce n’est plus quelque chose qui apporte.
Et le parfum ?
La parfumerie en tant que produit ne m’intéresse pas. Ce qui est intéressant c’est ce que j’y mets. Se recentrer, retrouver son unicité. Je sais à quel point je dois arriver, où je dois aller et je sais qu’il est là. Parler de plaisir de faire, non c’est un travail, un acharnement. Un travail fou, trouver exactement. Le vrai partenaire c’est le parfum.
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