Medhi Meklat et Badrou Abdallah ont pris le thé avec Juliette Greco, icône existentialiste devenue la grande dame charismatique de la chanson française.
Un jour. Le ciel encombré d'une belle blancheur. Un village de pierres, à mille lieux de tout, perdu au milieu des vents. Le clocher, à l'heure où le jour s'éteint, secoue les âmes givrées par le froid. Le taxi dit : "Il n'y a qu'une raison de venir jusqu'ici : voir Juliette Greco". Elle, si pâle, enveloppée dans un châle noir, ouvre la porte. Sur la table, il y a son iPhone, du maquillage et trois tasses de thé. La télé, criante. "Consonne, voyelle, consonne". Elle l'éteint. Le feu, là-bas, dans la cheminée, crépite à son rythme. Juliette Greco est cette icône en noir et blanc, aux yeux infinis, condamné à la liberté. Elle dit : "Personne ne sait qui je suis". Elle a 86 ans, et autant de vies passées. Elle dit : "J'insiste avec la vie". Discussion.
Je suis Juliette Greco, je suis née comme ça, c'est mon nom, c'est mon prénom. Le problème, c'est que j'ai été choisi. Moi, je ne me serais jamais choisi, pour rien au monde. Je me trouve laide, et je me trouverai toujours laide. J'étais très mécontente de mon physique. Terriblement complexée. Saint Germain des prés, après la guerre, très vite, est devenu un creuset où se sont mélangés tous les talents du monde. Et forcément, les photographes sont arrivés parce qu'il y a des talents donc il y a des visages. Moi, j'étais là. L'oeil du photographe Willy Rizzo et la reconnaissance des autres ont dit : "C'est elle qui représente ce qui se passe. C'est elle qui a le visage, les cheveux, les vêtements, l'insolence, l'étrangeté".
Rien. Je me voyais sale et laide. Et amoureuse d'un amour impossible. Désireuse de jouer la tragédie, de faire du théâtre... Pas la moindre idée de ce que pouvait être la chanson. Voilà, j'étais un être solitaire et bizarre. Mais j'ai peut être été choisi pour ma différence, parce que je ressemblais à personne. Je me sentais seule.
Bien longtemps après. Je n'ai pas compris ce qui m'arrivait. J'ai rencontré des gens extraordinaires. J'étais rien. Enfin, j'étais moi. Mais socialement, j'étais irrecevable, parce que j'étais bizarre :
A l'âge de trois ans, j'ai vu ma Grand mère, du haut du perron, mettre une femme de chambre à la porte. Et j'ai pas compris. En plus, elle était très jolie, elle devait être portugaise avec des grands yeux verts et un chignon noir, elle devait avoir 19 ans, c'était une gamine. C'était une esclave. Et j'ai pas compris. Mais je suis ce que je suis, en état de révolte permanent… Ce qui est surement extrêmement dérangeant, parce que j'avais 3 ans et j'ai 86 ans. Et ça ne s'arrête pas.
A ma sortie de prison où j'avais été enfermée pour ce que j'étais. J'avais 16 ans. J'habitais dans une pension de famille, j'avais rien sur le dos, juste une veste de ma soeur, des chaussures en raphia parce qu'à cette époque il n'y avait pas de cuir. Les garçons m'ont pris en pitié, ils me filaient des vestes et pantalons dont ils ne voulaient plus. Alors, je roulais les pantalons au niveau des chevilles parce que j'étais petite. J'étais habillé en homme à Saint Germain des Prés. J'étais un enfant très déplaisant. J'aime qui j'aime, et je n'aime pas qui j'aime pas, donc c'est assez compliqué parce que rien ne me fait revenir sur mon instinct. Je suis une bête sauvage.
Les garçons m'ont habillé. Quand ils ont finit de m'habiller, le premier argent que j'ai gagné, j'ai acheté un pantalon noir et un chandail noir. J'avais l'impression de passer inaperçue, de ne pas être vue, on voyait pas mon corps, donc j'étais confortable.
C'était une armure. Les japonais m'ont dit, quand je suis allé au Japon pour la première fois : Pourquoi vous vous habillez en noir? Je leur ai dit : Parce que j'ai l'impression qu'on me voit pas. Ils m'ont dit : Le noir est le symbole de la protection. Et puis, c'est toujours comme ça parce que le peintre que je préfère au monde est Van Gogh, coloré, mais la couleur pour moi, elle me chauffe. Elle me fait du bien. Elle me réconforte, mais pas sur moi.
Je suis sortie de prison, le maquillage m'est venu en tête comme toutes les filles. J'ai acheté un crayon noir et j'ai inventé ce truc qu'ils ont appelé "l'oeil de biche". Je suis une vraie conne, j'aurais pu gagner des milliards… L'idée est venue parce que la forme était là. J'ai l'oeil égyptien, sur le côté… Ce ne sont pas des décisions "par rapport à", ça vient de l'intérieur, ça vient de moi.
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Mes armes de combat ont toujours été : le Rimmel, un crayon noir et de la poudre. |
Le noir n'existe pas. Le noir est bleu, le noir est violet, le noir est rouge. La couleur de la désespérance, c'est la non-couleur. La couleur de la désespérance, c'est probablement de ne pas voir les couleurs.
Pas du tout. Y'a tout pleins de reflets, c'est dynamique. Comme le blanc, il n'y a pas un blanc-blanc. Si, le seul blanc, c'est en Arabie Saoudite, où les mecs sont habillés en blanc, tellement blanc que c'est pas pensable. On se demande comment… C'est absolument magnifique. D'une extrême beauté. Le blanc arabe est incroyable, j'ai jamais vu ça.
Et les mecs noirs, c'est pas beau? Et les femmes noires? Ils sont pas noirs d'ailleurs, ils sont toutes les couleurs. J'ai beaucoup de mal à voir la peau noire. Alors que les peaux blanches, il y en a pleins, par exemple en Norvège ils sont roses, plus bas il y en a des pales un peu bleutés. Tout ça fait parti du monde. Mais comment nous sommes devenus blancs, ça, j'aimerais bien le savoir. Parce que jusqu'à preuve du contraire, on a commencé à être noir.
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