Bonjour.
Je m’appelle Simon, j’ai 27 ans.
Je suis arrivé il y a quelques semaines à Paris, depuis ma province natale. Je ne suis pas venu ici pour travailler, mais pour apprendre à séduire les plus belles et les plus mystérieuses femmes du monde, les Parisiennes.
Empoté notoire devant l'Éternel, c’est ma quête impossible.
J’ai pas mal progressé ces derniers temps, je dois dire. Il y a peu, un chineur semi-pro m’a distillé avec parcimonie quelques conseils de qualité, dont celui, précieux, de sourire le plus possible. Pas comme un débile, non, mais comme un mec serein, bien dans ses pompes, confiant en la vie. Et je dois dire que ça a payé.
D’un naturel plutôt maussade, ce sourire me sert de déguisement, ou plutôt de tenue de scène. Quand je sors de chez moi pour « chasser », j’enfile ce masque de joie, qui masque mes doutes et mes angoisses. Grâce à lui, je suis bien, je suis rassurant, je deviens un mec charmeur et nonchalant, vaguement narquois, conditionné pour intriguer le sexe opposé.
Désormais, grâce à cet artifice facial, j’arrive même à parler à une inconnue sans trop de problèmes. Ce n’est pas rien, croyez-moi. La plupart des mecs, par éducation ou timidité, sont absolument incapables de parler à une fille qui leur plaît. Ils s’agitent, bégayent, tirent des gueules pas possibles. Moi, je peux. Certes, au début, cela a relevé d’un effort quasi-surhumain d’engager une conversation, comme ça, sans même un eye contact préalable. De puissants mécanismes d’autocensure s’activaient dans mon cerveau, décidés à me faire comprendre que je ne devais pas faire ça. Tu la déranges. Tu lui fais peur. Elle est trop jeune. Elle est trop vieille. Elle est occupée. Arrête. Mais j’ai appris à les combattre, à les faire taire.
Au pire, grâce à lui, je n’essuie qu’un refus poli de discuter. Ce n’est jamais violent, car moi-même je ne le suis pas.
Aujourd’hui, je vais voir une fille que j’ai rencontré devant le Carreau du Temple jeudi dernier. Elle s’appelle Élise et est avocate. Je l’ai accosté en souriant, je ne sais même pas ce que je lui ai raconté, mais ça a marché. Nous avons bu un verre le lendemain, et c’était super. Elle s’est révélée très pertinente, en plus d’être ravissante. Nous nous sommes séparés en nous promettant de nous revoir.
Et ce matin, j’ai reçu le texto que j’espérais :
« Tu veux passer à la maison ? 20 h ? »
Magnifique. Sauf que je n’avais pas assez pris en compte un paramètre important, concernant les Parisiennes : elles vivent à Paris. Une ville régulièrement saturée par un trafic insensé.
Après plus de 25 minutes coincé dans un Uber rue de Rivoli, j’ai commencé à perdre patience. Le chauffeur, qui m’entendait souffler, s’est retourné et m’a lancé d’un air désolé : « Franchement monsieur c’est bouché, vous feriez mieux de prendre le métro. ».
Il est 20h35. J’y suis, dans le métro.
Il est encore assez tôt, certes, mais il est quand même trop tard. Je suis déjà terriblement en retard. Il me reste beaucoup de stations. Huit si je descends à St Lazare, neuf si j’opte pour Europe. Élise va s’impatienter. Tant pis, tant mieux, je ne sais pas.
Pour le moment, j’essaie surtout de ne pas tourner de l’œil. Il y a beaucoup trop de monde dans ce wagon. Ça pue. Il doit probablement y avoir un clochard quelque part dans la rame. Incommodés au dernier degré par sa puanteur, les passagers dotés d’un domicile fixe et moi-même sommes compressés les uns contre les autres, dans une assez intolérable proximité physique. On passe tous un très mauvais moment, sans aucun doute.
Je ne suis pas très bien loti dans ce processus de compression collective, acculé au plus près d’un employé de bureau obèse coiffé d’un bonnet jaune fluo Superdry™. La promiscuité irréelle entre nous me laisse entendre le sifflement de sa respiration, ce qui est hautement déplaisant. Non content d’être en surpoids, il jauge également très mal la situation : contre toute logique, il s’obstine à vouloir lire son 20 minutes alors qu’il n’en a clairement pas la place. Probablement un fou d’actu. Il insiste, le con, et parvient tant bien que mal à déplier son gratuit. Pour pouvoir lire à distance convenable, il a littéralement posé son journal sur la tête d’un homme de petite taille, d’origine indienne ou pakistanaise, juste devant lui. Bizarrement, ça ne semble pas déranger plus que ça le petit monsieur. Il ne s’en plaint pas, du moins.
L’ennui aidant, mes yeux se portent sur la feuille de chou. Un petit encadré nommé « Bon à savoir » m’apprend que le pyjama tire son nom de l’hindi pajama, terme désignant un pantalon ample porté par les Indiens de jadis, dont le confort fut très apprécié par les colons britanniques. A noter que les Indiens portaient eux le fameux « pajama » en journée, et non la nuit. Je ne sais pas trop quoi penser de cette info. L’intitulé « Bon à savoir » est-il ici vraiment judicieux, en l’occurrence ?
Les stations passent lentement, la rame s’arrête souvent dans les tunnels, sans que l’on sache bien pourquoi. L’employé de bureau a de plus en plus chaud, il respire mal, sa cravate le sert. Bizarrement, il n’ôte pas son sinistre couvre-chef pour autant.
Devant moi, une étudiante à piercings, le visage presque entièrement dissimulé dans une énorme écharpe, écoute trop fort le duo Vianney - Maître Gims dans ses écouteurs. « Si on vous gêêêêne, bah c’est la mêêêême. »
Contre de gros efforts, le gros a réussi à tourner une page, et scrute désormais avec attention une publicité pour les sofas Poltrone, dont les créateurs s’autoproclament « Artigiani de la qualità ». Europe.
C’est ma station.
Se pose alors la problématique de comment s’extirper de la bétaillère, entre les gens qui ne s’écartent pas et ceux qui veulent monter. Je joue des coudes, je force, tout en répétant mécaniquement à la manière d’un névropathe : « Pardon. Pardon. Pardon. Pardon. Pardon. ». Je parviens enfin au quai, nerveusement épuisé.
Sur le mur, une affiche présente fièrement les nouveautés de la saison au Musée Grévin. Le double de cire de Kylian Mbappé est excessivement mal fait. Comme tous les autres, d’ailleurs. Non content d’être assez dérangeant en soi par son concept, ce « musée » ferait-il exprès de foirer ses statues ? J’ai quand même du mal à croire qu’en 2019, on ne soit pas capable de mouler un Patrick Bosso correct.
On me tape dans le dos. Je sursaute. Très désagréable. Qui fait ça ? En me retournant, je constate avec surprise et sans déplaisir que l’inopportun est Kevin, un développeur web qui bossait avec moi à l’époque. Il porte une veste polaire grise élimée et des baskets Puma plutôt merdiques, ainsi qu’une sorte de sacoche un peu molle, dont je ne saurai dire si c’est un sac à dos à une branche ou plutôt une sorte de banane géante. Au bureau, tout le monde l’appelait « Kev le dev », vraisemblablement parce qu’il s’appelle Kevin et qu’il est développeur.
Que fait-il là ? Quelles étaient les probabilités de tomber sur lui, au sein d’une agglomération de près de 10 millions d’habitants ? Je lui pose la question. Il me répond qu’il a trouvé un job à La Défense, dans une start-up spécialisée dans le commerce équitable. Nous remontons à la surface et d’un accord tacite, poursuivons notre chemin ensemble. Bien que pollué, l’air frais de la rue me fait le plus grand bien, après cet enfer sous-terrain. Je connais Kevin depuis 3 ans environ. Il avait déjà la même veste polaire. On ne peut pas dire que l’on soit amis, car ce n’est pas trop son truc l’amitié, mais nous avions de bons rapports.
Il est ce qu’on appelle un geek, un pur. Il a 30 ans, vit seul et est vraisemblablement encore puceau. Il n’aime rien tant que lire des mangas, visionner du porno, jouer aux jeux vidéo et surtout collectionner d’étranges jouets pour adultes à l’effigie de ses héros favoris, comme Son Goku ou Iron Man. L’essentiel de son argent et de son temps libre était à l’époque consacré à ces statuettes coûteuses.
J’aurai tendance à me foutre de lui, avec ses jouets régressifs et son look de chasse d’eau, mais l’histoire récente de l’Humanité nous a prouvé que les nerds, à la manière de Bill Gates ou Mark Zuckerberg, étaient désormais les nouveaux maîtres du monde, et que ceux qui les prenaient pour des ringards travailleront bientôt pour eux. Bon, il faut garder raison, Kevin n’est pas Elon Musk non plus, et je doute qu’il révolutionne le monde un jour. Mais il a une qualité que je lui envie un peu : il se fout complètement de plaire, à qui que ce soit.
Il me demande ce que je fais dans le quartier, et je me rends compte que je ne sais plus trop. Ah oui, Élise. L’avocate. Mon rendez-vous. Je consulte mon portable, pour voir de combien de temps je suis en retard. J’ai reçu un message. C’est elle. « Bon laisse tomber, il est trop tard. A plus… ou pas. » Je suis assez stupéfait. Est-elle vraiment vexée, pour cinquante-cinq minutes de retard ? S’est-elle dégonflée, réalisant que faire monter un inconnu notoire chez elle n’était finalement pas une si bonne idée que ça ?
Kevin me demande si je veux passer chez lui, « du coup ». On achète un grec à emporter, on fume un joint de mauvais shit qu’il a acheté dans un parc aux Batignolles, on joue à Fortnite, il me fait découvrir avec enthousiasme ses nouveaux toys, qu’il a fait venir du Japon moyennant quelques millions de yens.
Et soudain, je me rends compte que pour la première fois depuis des semaines, je souris… pour de vrai.
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Fabien Prade
Fabien Prade est auteur et écrivain. Après plusieurs années de journalisme-gonzo, son premier roman "Parce que tu me plais" (Editions du Nil et en Poche) a rencontré un vif succès en 2013. Il est également le créateur et l'auteur du site à succès Jooks.fr, spécialisé dans la micro-sociologie jubilatoire. Son second livre "Dans la tête des mecs" (Allary Editions) est également considéré comme un essai de référence pour décrypter les masculinités post-modernes.
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