Bien avant que le trou de la couche d’ozone ait atteint la taille d’une tête d’épingle, on prenait des bains de lumière au solarium des thermes romains. Attestés par Cicéron, cette pratique du hâle dès l’antiquité complétait l’hygiène et les soins du corps. Cette « douche solaire » se prenait peau sèche ou peau huilée et l’usage reste attesté pendant les siècles qui suivent, aux thermes par les hommes essentiellement, at home par les femmes : on rapporte qu’au troisième siècle après J.C, Cornelia, épouse de l’empereur Galien, pratiquait volontiers le bain de soleil. Les élégantes romaines tentaient alors de blondir leurs cheveux en les exposant aux rayons intensifs du soleil, étalés sur de larges chapeaux de paille sans fond… De l‘autre côté de la méditerrané, dans l’empire de Ra, vers 1350 avec J.C., le pharaon Akhenaton vénérait le soleil en poussant sa passion exclusive jusqu’à laisser les cours des palais et des temples à ciel ouvert afin que rien n’entrave la divine clarté. Et pourtant les recettes égyptiennes de fard à éclaircir le teint sont légions : poudre d’albâtre, lait d’ânesse, et fiente d’Ibis… Recettes compliquées pour unifier le teint et le tirer vers la lumière. Comme ailleurs, le hâle est un attribut de virilité, tandis que les carnations plus pâles signent la féminité. Les statues peintes de couples retrouvés dans les tombes ainsi que les fresques attestent de cette différence de teint canonique : ocre foncé et cuivré pour les garçons et ocre jaune clair pour les filles. La femme grecque, voilée dans l’espace public, doit comme l’Egyptienne avant elle, et la romaine à sa suite, préserver autant que possible la relative blancheur de sa peau, en parfaite femme d’intérieur. Dans l’Iliade, au XIIIe siècle avant J.C. Homère vante la beauté d’Hera en la qualifiant de « déesse aux bras blancs », ce qui souligne aussi la vertu de la déesse et par la même occasion permet au poète de retomber sur ses six pieds. Au quatrième siècle avant J.C., le père de la médecine, Hippocrate, préconisait une thérapie solaire pour lutter contre certaines afflictions, tout comme Avicenne –médecin et philosophe arabe du XIe siècle - qui dénonçait cependant déjà les méfaits d’un excès de soleil. Dans le dessin animé Merlin l’enchanteur, après une mémorable battle de sortilèges avec Madame Mim, le magicien fait un bon geste : il perce de sa canne le toit de chaume de la maisonnette où la sorcière, vaincue, est alitée et laisse jaillir le soleil sur son visage pustuleux. Par le hâle, elle guérira ainsi plus vite du magi-microbe qu’elle vient d’attraper. Preuve que l’Héliothérapie – à défaut de « bronzage »- a depuis longtemps pénétré l’inconscient collectif.
Après une éclipse de quelques siècles en Occident, le soleil guérisseur revient avec les Lumières. C’est en Europe de l’Est et en Allemagne que l’exposition au soleil est à nouveau une recommandation thérapeutique. Les cures de rayons, en même temps que de grand air, sont réputées revitaliser l’organisme, vivifier, fortifier… Les vertus germicides, fongicides et bactéricides du soleil sont pressenties depuis le 17e siècle, démontrées, puis mises en pratique au cours du XIXe siècle. En Angleterre, les premières stations balnéaires sont créées vers 1760, on y prend surtout l’air marin aux beaux jours. En Europe, au cours du siècle suivant, rivages, et montagnes, voient fleurir établissements de cure, sanatoriums tout d’abord, lieux des premières tentations naturistes et autres médecines alternatives pour experimental doktors et autres gurus germaniques. Le soleil s’y prend à doses massives. On s’exerce sur les tuberculeux, les rachitiques, les pulmonaires, les prurits en tout genre… Puis, peu à peu, certains de ces sites s’ouvrent à la villégiature. La jet set ne plane pas encore mais roule déjà en wagons lits jusqu’aux rayons bienfaisants. Il faut attendre la fin du siècle, pour que le phénomène « bain de soleil » se cristallise en un lieu symbolique, balnéaire par excellence, dont le nom -inventé par Stephen Liegeard, en 1887- fera fortune : « La Côte d’azur ».
Au tournant du siècle, si le soleil est à nouveau l’allié de la santé, il n’est pas encore l’auxiliaire de la beauté. Les élégantes du monde et demi-monde vont toujours pudiquement abritée sous l’ombrelle. On se baigne, oui, mais costumé. La nuit tombée, sous leurs froufrous, leurs beaux amis cherchent encore la pâleur interdite –érotique !- des chairs aux couleurs de dragées. L’histoire est longue. Pendant tout le Moyen-âge occidental, le corps est un territoire de pêchés. Pour rester pure, la page du corps doit être blanche. Etrange paradoxe qui rappelle l’Egypte d’Aton : tandis que la clarté, la lumière est un symbole christique, une permanente théophanie, la peau doit s’en garder et prouver par sa pâleur que l’intimité n’a pas été exposée au soleil, métaphoriquement au regard d’autrui. Plus la dame est blanche, plus elle est vertueuse, plus elle est vertueuse, plus elle est digne de son « sang », et ainsi convoitée. Seule la paysanne, la servante, l’intouchable, obligée aux travaux de la terre, au service, au plein air, est marquée par le soleil. Ce hâle – qualifié avec mépris de « teint have » ou « jaune »- est le sceau de sa classe. Sur les tableaux terrifiants de Jérome Boch les diables et leurs suppôts ont le teint basanés et jaunis par les soleils inversés de l’enfer… Dans les poèmes de l’amour courtois, on chante la blancheur du cou – de cygne-, la pâleur du front – d’albâtre-, et cette distinction par la couleur persiste durant toute la Renaissance sur le teint des vénus de l’amour sacré comme au front des madones. A la fin du XVIe siècle Brantôme écrit, dans sa Vie des dames galantes que trois choses se doivent d’être blanches : « la peau, les dents, et les mains ». Tout est dit, et le demeurera jusqu’au XXe siècle. Pendant ce temps, les belles s’empoisonneront au blanc de céruse (connu et utilisé depuis l’Antiquité) ou blanc de Saturne, une pâte à fard à base de plomb qui blanchit le teint mais cause de sévères intoxications. A la fin du XVIII siècle, les progrès de la médecine démontreront les effets nocifs de cette substance, petit à petit délaissée, avec les signes de l’Ancien régime.
Pourtant, quelque chose change de façon souterraine, et l’héliotropisme se prépare durant la seconde moitié du siècle. La société elle-même est au bord d’une bascule dans précédent. Désormais, les classes laborieuses ne travaillent plus aux champs mais à l’usine ou dans la mine, et les teints pâles sont bientôt ceux des petites gens. Dans un mouvement inverse, les classes supérieures révisent leurs échelles de valeurs tandis que les conflits successifs -et en particulier la Première guerre mondiale- réévalueront la place de la femme dans la société et la mettront petit à petit à découvert… C’est par la femme et par le sport que le « bronzage » fait son entrée dans le Monde. Il serait né de l’aplomb de Gabrielle Chanel. On raconte qu’à Deauville, durant l’été 1918 -ou serait-ce 1923 ou encore 1925-, Chanel ayant déjà banni le corset, adepte d’équitation et de plein air, aurait attrapé « un coup de soleil ». La mine « bronzée » était lancée. « L’invention du bronzage » est en réalité plus complexe comme le démontre Pascal Ory dans l’ouvrage du même nom. Elle suit la libération du corps et la réforme du vestiaire féminin, la cicatrice des guerres de tranchées aux spectres blafards, l’avènement d’une société nouvelle où les castes sont brisées, où les progrès technologiques mettent à portée d’autres soleils et le soleil pour tous. Sur la Côte d’azur, la villa Noailles est l’archétype précieux et cérébral de cette tendance.
Pour les autres, c’est l’essor des congés payés qui tache les visages ouvriers d’une joyeuse rousseur. Avant cela, on brunissait. Désormais, on bronze. Comme si par le choix des mots, le hâle devenait une armure, le corps une nouvelle œuvre dans une époque où se forge « l’homme moderne » entre les années 1920 et 1940, dans la nostalgie de l’antiquité, des empires, de leurs corps d’airain. Hygiéniste, moderniste, machiniste, l’homme nouveau est en marche parfois au pas cadencé, « sol invictus » jusqu’aux feux de l’enfer.
Le brunissement de la peau résulte de la réaction cutanée à l’exposition solaire et à son rayonnement ultraviolet. L’épiderme se « défend » en produisant la mélanine, un pigment, qui contribue à protéger le corps de l’absorption de ces rayons. On en comprend désormais les bienfaits et les méfaits et l’industrie cosmétique a depuis longtemps emboité le pas des sports de plein air et des loisirs de la Café society. En 1924, Jean Patou ouvre un magasin de maillots de bain à Deauville et à Biarritz. Il propose, en 1927, l'Huile de Chaldée, premier soin solaire réputé préparer l'épiderme à l’exposition. Au début des années 1930, les soins pour mieux brunir ont succédé aux recettes éclaircissantes. On bronze partout, des rivages aux sommets (Piz buin, un pic entre Suisse et Autriche où s’inventa la fameuse crème protectrice du même nom). Au sortir de la deuxième guerre mondiale, l’heure est à la fête. Il est urgent de vivre. L’espoir rêve de bonheur, d’été perpétuel, l’homme rêve de « vacances », plus de « congés » mais de vraies plages de liberté. Le deux pièces existait déjà avant guerre, pourtant son avènement se fait en 1946, avec le Bikini. Le bronzage trouve ainsi sa plus charmante assistante, et étend son royaume « sous le soleil exactement » comme le dira plus tard la chanson de Gainsbourg. Le hâle est érotique et le corps partout exposé. Désormais, le maillot n’est plus qu’un cache-sexe, il se réduit à son plus simple appareil, jusqu’au monokini, inventé en 1964 mais véritablement popularisé dans les années 1980. Les huiles, les crèmes, les laits… tout un arsenal cosmétique naît d’une nouvelle obsession : bronzer –et vite ! Accélérateurs, préparateurs, compléments alimentaires… ; bronzer – et bien ! Indices de protections, soins réparateurs, sécurité solaire maximum… Le bronzage finit même par se passer désormais de soleil : les premiers lits à bronzer sont inventés en 1975 ; les soins auto-bronzants colorent la peau sans exposition.
Et pendant tout ce temps, le trou de la couche d’ozone s’était fait gouffre sidéral. Info ? Intox ? Toujours est-il que lorsque on porta le regard sur lui, il s’étendait paraît-il sur toute une partie de l’Australie… Symbole d’émancipation, d’action, d’accord avec la nature autant que de modernité, le bronzage devient soudain suspect, frappé d’obsolescence, signe de dégénération, d’abus, de passivité coupable.
Stéphanie Hussonnois-Bouhayati
laissez un commentaire
Connectez-vous pour poster des commentaires